samedi 11 décembre 2010

Séquelles de braises et de plomb

« Nous commencerons par la fin.
Et si ce n'était que deux jours ? La question est mordante. Quelle épreuve pour nos cœurs battant la vieille chamade des suppliciés ! Deux jours seulement ou plutôt une nuit à la poursuite de la deuxième, la rattrapant avant les velléités de l’aube, lui arrachant son croissant de lune, son plateau d’étoiles gagnées par la compassion.
Nous avons un bandeau sur les yeux. Ténèbre accrochée à la ténèbre. L'ingéniosité de nos lointains semblables est illimitée quand il s'agit d'interpréter la symphonie de la souffrance.
Nos mains sont enchaînées, derrière le dos. « Couche-toi comme ça, mon brave. C'est aussi confortable que quand tu étais dans le ventre de ta mère. Naître, ça se mérite. On ne rentre pas au monde comme dans un moulin. Moulin, moulin, hi hi, ha ha. Don Quichotte. Mon cul. »
Le labyrinthe tout autour, dessiné par le grand maître de l'absence. On nous y conduira comme les derniers des oedipes pour nous infliger la connaissance. Notre guide est un aveugle voyant. Lui ne se charge pas des basses besognes. Il nous permettra même chemin faisant d'aller aux latrines.

 Il nous ôtera les menottes, pas le bandeau. Nous aidera à nous placer au-dessus du trou, à bien orienter notre jet d'urine. II pourra, en son âme et conscience, se targuer d'être l'infirmière de ces lieux.
Halte pipi ou non, la destination ne fait pas de doute. On nous fera tourner, tourner, descendre des marches, monter des marches, on poussera une porte et on nous poussera. La scène n'est pas nue. Des praticables. Des accessoires : bassine, perchoir à perroquet, cordes, bouteilles vides, pneus usages. Choses vues en rêve ou en réalité mais qu'on devine, sent à leur irradiation. Une chaleur fétide, une viscosité aigre. Comme lorsqu'on rentre sa tête dans une vessie de mouton à peine égorgé. Les bouchers-mécaniciens sont là. Ils nous font une haie d'honneur. Nous passons à travers une pluie de gifles et de coups de poing. Mais nous trouvons cela moins redoutable que les questions qu'on ne va pas tarder à nous poser. Les questions auxquelles on ne va pas d'abord nous laisser le temps de réfléchir ou de répondre. Le commentaire, on le fera pour nous. « Les grains de cumin, plus on les écrase, plus ils donnent de l'odeur. Et sans perdre de temps, on met la sagesse du proverbe en pratique. Le cumin de notre être est versé dans un pilon. Et les bouchers-mécaniciens écrasent. Moulin à meules, moulin à eau, moulin électrique, jusqu'à ce que notre cri nous devienne méconnaissable. Insupportable, notre cri de bête humaine, interminable.
C'est une autre douleur qui nous réveillera. Celle du corps qui ne souffre plus au regard d'autrui, mais pour lui-même. On nous a donc ramenés au point de départ du labyrinthe, jetés comme un sac de pommes de terre ramollies. Qu'avons-nous dit dans notre délire ? A quand la prochaine excursion ? Délire pour délire, nous essayons de raisonner, comprendre, prévoir, nous projeter dans l'au-delà de cet au-delà. Le premier arbre dont nous ferons la rencontre ainsi qu’un vieil ami. La main ouverte de l’Aimé que nous remplirons de notre main, le grand chambardement où de nouvelles forteresses s’écrouleront par miracle de la seule bonté humaine. L’arc-en-ciel de la fraternité qui va se lever de l’horizon comme la ceinture de la fille du prophète. Ah liberté, ton ivresse. Ô enjôleuse, cruelle.
Deux jours auront suffi pour notre éternité."

Abdellatif Laâbi - Tous les déchirements (Messidor 1990)