samedi 13 novembre 2010

La Controverse de Sion - par DOUGLAS REED (chap. 10)

Chapitre 10

L’HOMME DE GALILEE 

À la naissance de Jésus, l’espoir vibrant qu’un être merveilleux était sur le point d’apparaître était généralisé parmi les Judéens. Ils se languissaient d’avoir la preuve que Jéhovah avait l’intention de maintenir l’Alliance avec son peuple élu, et les scribes, réagissant à la pression de ce désir populaire, avaient progressivement introduit dans les écritures l’idée de l’Oint, du Messie, qui viendrait remplir son engagement.
Les Targams -les commentaires rabbiniques de la Loi -disaient : « Comme il est beau, le roi Messie qui s’élèvera de la maison de Juda. Il se préparera et s’avancera pour la bataille contre ses ennemis, et de nombreux rois seront tués ».
Ce passage montre que les Judéens avaient été amenés à espérer. Ils attendaient un Messie militant et vengeur (dans la tradition de « tous les premiers-nés d’Égypte » et de la destruction de Babylone) qui briserait les ennemis de Juda « avec une verge de fer » et « les mettrait en pièces comme un vase de potier », qui leur amènerait l’empire de ce monde et l’accomplissement littéral de la Loi tribale ; car c’était ce que des générations de pharisiens et de Lévites avaient prédit.
L’idée d’un Messie humble qui dirait « aime tes ennemis » et serait « méprisé et rejeté des hommes, un homme de douleur » n’était pas du tout présente dans l’opinion publique et aurait été « méprisée et rejetée » si quiconque avait amené l’attention sur ces paroles d’Isaïe (qui ne prirent leur sens qu’après que Jésus eut vécu et fut mort).
Pourtant, l’être qui apparut, même s’il était humble et enseignait l’amour, prétendait apparemment être ce Messie, et fut acclamé comme tel par de nombreuses personnes !
En quelques mots, il balaya la totalité de la politique raciale, que la secte dirigeante avait entassée par-dessus l’ancienne loi morale, et tel un archéologue, ramena au grand jour ce qui avait été enterré. Les pharisiens reconnurent immédiatement un « prophète et rêveur de rêves » des plus dangereux.
Le fait qu’il trouva tant de disciples parmi les Judéens montre que, même si la majorité des gens voulaient un Messie militant et nationaliste qui les libérerait des Romains, beaucoup parmi eux devaient réaliser inconsciemment que leur véritable captivité était d’ordre spirituel et pharisaïque, plutôt que romain. Néanmoins, le peuple répondit mécaniquement à l’accusation des politiciens pharisaïques selon laquelle l’homme était un blasphémateur et un faux Messie.
Par cette réponse, ils léguèrent à toutes les futures générations de juifs un doute torturant, et pas moins insistant parce qu’il ne devait pas être prononcé (car le nom de Jésus ne peut même pas être mentionné dans une maison juive pieuse) : le Messie apparut-il uniquement pour se faire rejeter par les juifs, et si ce fut le cas, quel est leur avenir, sous la Loi ?
Quel genre d’homme était-il donc ? Un autre paradoxe dans l’histoire de Sion est que les ecclésiatiques et théologiens chrétiens de notre génération soutiennent souvent que « Jésus était un juif », alors que les sages judaïstes refusent de permettre cela (les rabbins sionistes qui racontent occasionnellement aux publics politiques ou « inter-religieux » que Jésus était un juif ne font pas vraiment exception à la règle ; ils ne feraient pas cette déclaration parmi les juifs et cherchent à produire un effet parmi les auditeurs non-juifs, pour des raisons politiques).2
Cette affirmation publique, « Jésus était un juif », est toujours utilisée à notre époque pour des raisons politiques. Elle est souvent employée pour étouffer les objections à l’influence sioniste en politique internationale ou à l’invasion sioniste de la Palestine, la suggestion étant que, comme Jésus était un juif, nul n’a le droit de s’opposer à quoi que ce soit se présentant comme étant fait au nom des juifs. L’absurdité du raisonnement est évidente, mais les foules sont touchées par de telles expressions, et le résultat paradoxal, une fois encore, est que cette déclaration, des plus offensantes pour les juifs littéraux, est le plus fréquemment faite par des hommes politiques et des ecclésiastiques non-juifs qui recherchent les faveurs des juifs.
L’abréviation anglaise, « Jew » (« juif « ), est récente et ne correspond à rien qui soit dénoté par les termes « Judaïte » ou « Judéen » en araméen, grec ou romain -termes utilisés au temps de Jésus. En fait, le nom anglais « Jew » (et le français « juif » -NdT) ne peut être défini -si bien que les dictionnaires, qui sont très scrupuleux concernant tous les autres mots, en sont réduits à des absurdités
2 Le rabbin Stephan Wise, l’organisateur en chef sioniste aux États-Unis pendant la période 1910-1950, utilisa cette expression pour le motif politique évident d’embrouiller les auditeurs non-juifs. Prenant la parole lors d’une telle réunion « inter-religieuse » au Carnegie Hall durant la période de Noël 1925, il déclara que « Jésus était un juif, pas un chrétien » (le christianisme est né à la mort de Jésus). À cause de cela, il fut excommunié par l’Orthodox Rabbis Society of the United States [la Société des rabbins orthodoxes des États-Unis – NdT], mais une Association de Pasteurs Chrétiens « m’acclama comme un frère ». Le rabbin Wise ajoute le commentaire caractéristique : « Je ne sais pas ce qui m’a fait le plus mal, être accepté en tant que frère et accueilli dans le giron chrétien, ou la violente diatribe des rabbins ».
aussi flagrantes que « Personne de race hébraïque » ; et l’État sioniste n’a aucune définition légale du terme (ce qui est naturel, puisque la Torah, qui est la Loi, exige une descendance judaïte pure, et on aurait du mal à trouver une personne d’un tel lignage dans le monde entier).
Si la déclaration « Jésus était un juif » a une signification, donc, elle doit s’appliquer aux conditions qui prévalaient à son époque. En ce cas, elle signifierait une de ces trois choses, ou toutes les trois : que Jésus était de la tribu de Juda (donc un Judaïte) ; qu’il demeurait en Judée (donc un Judéen) ; qu’il était religieusement parlant « un juif », si une quelconque religion dénotée par ce terme existait à son époque.
Donc, la race, le lieu de résidence et la religion.
Ce livre n’est pas le lieu pour débattre de la question de la descendance raciale de Jésus, et ce qui est surprenant, c’est que les théologiens chrétiens se permettent de faire certaines déclarations. Le lecteur devrait se former sa propre opinion, s’il désire en avoir une sur la question.
La généalogie de Marie n’est pas donnée dans le Nouveau Testament, mais trois passages sembleraient sous-entendre qu’elle était de descendance davidique ; saint Matthieu et saint Luc remontent la descendance de Joseph à David et Juda, mais Joseph n’était pas le père biologique de Jésus. Les autorités judaïstes discréditent toutes ces références de descendance, affirmant qu’elles furent insérées pour faire correspondre le récit à la prophétie.
Quant au lieu de résidence, saint Jean déclare que Jésus est né à Bethléem en Judée, par le hasard que sa mère dut y venir depuis la Galilée pour se faire enregistrer ; les autorités judaïstes, encore, maintiennent que cela fut ajouté pour que le compte rendu concorde avec la prophétie de Michée qu’ « un souverain viendrait de Bethléem ».
L’Encyclopaedia Juive soutient que Nazareth était la ville natale de Jésus, et à vrai dire, le consensus général est qu’il était Galiléen, quelle que soit la possibilité de son véritable lieu de naissance. La Galilée, où il passa presque toute sa vie, était d’un point de vue politique entièrement séparée de la Judée, sous son propre tétrarque romain, et avait avec la Judée des relations de « pays étranger » (Graetz). Les mariages entre Judéens et Galiléens étaient interdits et même avant la naissance de Jésus, tous les Judéens vivant en Galilée avaient été contraints par Siméon Tharsi, un des princes Maccabées, d’émigrer en Judée.
Donc, les Galiléens étaient racialement et politiquement distincts des Judéens.
Ce Galiléen était-il, religieusement parlant, ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui « un juif » ? Les autorités judaïstes, évidemment, le rejettent des plus vigoureusement ; cette déclaration, souvent entendue dans les tribunes et les chaires, pourrait causer une émeute à la synagogue.
Il est difficile de savoir ce que des hommes publics responsables peuvent bien signifier quand ils utilisent cette expression. Il n’y avait du temps de Jésus aucune religion « juive » (ou même judaïte, judaïste ou judéenne). Il y avait le jéhovisme, et il y avait les diverses sectes ¬les pharisiens, sadducéens et Ésseniens -qui se disputaient violemment entre eux et luttaient, autour du Temple, pour le pouvoir sur le peuple. Ils n’étaient pas seulement des sectes, mais aussi des partis politiques, et le plus puissant d’entre eux était les pharisiens avec leurs « traditions orales » de ce que Dieu avait dit à Moïse.
Si aujourd’hui les sionistes sont « les juifs » (et c’est la déclaration acceptée par toutes les grandes nations occidentales), alors le parti qui en Judée correspondait aux sionistes du temps de Jésus était celui des pharisiens. Jésus consacra toute ses forces à attaquer ces pharisiens. Il s’en prit aussi aux sadducéens et aux scribes, mais les Évangiles montrent qu’il considérait les pharisiens comme l’ennemi de Dieu et de l’homme, et qu’il s’exprimait envers eux avec un mépris particulièrement éreintant. Les choses qu’il choisit d’attaquer, chez eux et dans leur doctrine, sont les choses mêmes que les sionistes d’aujourd’hui prétendent être les traits caractéristiques des juifs, de la judaïté et du judaïsme.
Religieusement, Jésus semble à n’en pas douter avoir été l’opposé et l’adversaire de tout ce qui aujourd’hui ferait un juif littéral ou aurait fait alors un pharisien littéral.
Nul ne peut dire avec certitude qui ou ce qu’il était, et les déclarations suggestives des politiciens non-juifs sonnent aussi faux que les pamphlets railleurs qui circulaient dans les ghettos juifs à propos du « bâtard ».
***Ce qu’il a dit et fait est d’une telle importance transcendantale que rien d’autre ne compte. Sur une échelle beaucoup moins grande, le cas de Shakespeare est quelque peu comparable. La qualité de l’inspiration dans ses œuvres est claire, si bien qu’il importe peu qu’il les ait écrites ou de savoir qui les a écrites si ce n’est pas lui, et pourtant la vaine querelle continue.
Le fils du charpentier venu de Galilée n’avait manifestement pas d’instruction formelle : « Les juifs s’émerveillaient, disant, Comment cet homme peut-il connaître les lettres, lui qui n’a jamais appris ? »
Ce qui est encore plus significatif : il n’avait connu aucune école rabbinique, ni aucune éducation sacerdotale. Ses ennemis, les pharisiens, en témoignent ; aurait-il été de leur clan ou de leur famille, ils n’auraient pas demandé : « D’où cet homme tient-il cette sagesse, et ces miracles ? »
Ce qui donne à l’enseignement de ce jeune homme illettré son effet de révélation aveuglante, la qualité de la lumière qu’on rencontre pour la première fois, c’est le fond noir de la Loi lévitique et de la tradition pharisaïque, sur lequel il évolua quand il partit en Judée. Même encore aujourd’hui, la soudaine plénitude de l’illumination, dans le Sermon sur la Montagne, éblouit le chercheur qui émerge d’une lecture critique de l’Ancien Testament ; c’est comme si le plein midi arrivait à minuit.
La Loi, quand Jésus arriva pour l’ « accomplir », était devenue une énorme masse de législations, étouffante et fatale dans son immense complexité. La Torah n’était que le début ; empilés dessus, se trouvaient toutes les interprétations, tous les commentaires et les jugements rabbiniques ; les sages, tels de pieux vers à soie, tissaient le fil toujours plus loin dans l’effort d’y prendre toutes les actions humaines imaginables ; des générations de législateurs avaient peiné pour en arriver à la conclusion qu’un œuf ne doit pas être mangé le jour du Sabbat si la plus grande partie en avait été pondue avant qu’une seconde étoile ne soit visible dans le ciel.
Déjà, la Loi et tous les commentaires nécessitaient une bibliothèque à eux seuls, et un comité de juristes internationaux, à qui on aurait fait appel pour donner leur opinion, auraient mis des années à passer au crible les couches accumulées.
Le jeune homme sans instruction venu de Galilée tendit un doigt et balaya la pile entière, révélant en même temps la vérité et l’hérésie. Il réduisit « toute la Loi et les Prophètes » à ces deux commandements : Aime Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même.
C’était l’exposition et la condamnation de l’hérésie fondamentale que les Lévites et les pharisiens, au cours des siècles, avaient entrelacée dans la Loi.
Le Lévitique contenait l’injonction, « Aime ton prochain comme toi-même », mais elle était régie par la limitation du « prochain » à ses semblables Judéens. Jésus rétablit alors la tradition ancienne et oubliée de l’amour du prochain sans distinction de race ou de croyance ; c’était clairement ce qu’il signifiait par les mots : « Je ne suis pas venu pour détruire la loi, mais pour accomplir ». Il en rendit la signification évidente quand il ajouta : « Vous avez entendu qu’il a été dit… tu haïras ton ennemi. Mais je vous dis, Aimez vos ennemis ». (On fait quelquefois l’objection rusée que le commandement spécifique, « tu haïras ton ennemi », n’apparaît nulle part dans l’Ancien Testament. Ce que Jésus voulait dire était clair ; les innombrables injonctions au meurtre et au massacre des voisins qui n’étaient pas des « prochains », dont l’Ancien Testament abonde, requéraient assurément la haine et l’hostilité).
C’était un défi direct à la Loi telle que les pharisiens la représentaient, et Jésus amena le défi plus loin en refusant délibérément de jouer le rôle du libérateur et du conquérant nationaliste du territoire pour lequel les prophéties avaient lancé l’idée du Messie. Il aurait probablement pu avoir beaucoup plus de disciples, et peut-être le soutien des pharisiens, s’il avait accepté ce rôle.
Son reproche, à nouveau, fut laconique et clair : « Mon royaume n’est pas de ce monde… Le royaume des Cieux est en vous… Ne vous amassez pas de trésors sur la terre… mais amassez vous des trésors dans les cieux, où ni les mites ni la rouille ne détruisent, et où les voleurs ne percent ni ne dérobent ».
Tout ce qu’il disait, avec des mots aussi simples que ceux-là, était un défi calme mais franc aux hommes les plus puissants de son temps et de son lieu, et un coup porté aux fondations de la doctrine que la secte avait élaborée au cours des siècles.
Ce que la totalité de l’Ancien Testament enseignait dans des centaines des pages, le Sermon sur la Montagne le réfutait en quelques mots. Il opposait l’amour à la haine, la miséricorde à la vengeance, la charité à la malveillance, l’amitié entre voisins à la ségrégation, la justice à la discrimination, l’affirmation (ou la réaffirmation) au déni, et la vie à la mort. Il commençait (comme les chapitres du Deutéronome sur les « bénédictions-ou-malédictions ») par les bénédictions, mais la ressemblance s’arrêtait là.
Le Deutéronome offrait des bénédictions matérielles, sous forme de territoire, de butin et de massacre, en retour de l’observance stricte de milliers de « lois et jugements », certains d’entre eux prescrivant le meurtre. Le Sermon sur la Montagne n’offrait aucune récompense matérielle, mais enseignait simplement que la conduite morale, l’humilité, l’effort pour bien agir, la miséricorde, la pureté, la paix et la force d’âme seraient bénis pour eux-mêmes et recevraient une récompense spirituelle.
Le Deutéronome faisait suivre ses « bénédictions » par des « malédictions ». Le Sermon sur la Montagne ne prononçait aucune menace ; il n’exigeait pas que le transgresseur soit « lapidé à mort » ou « pendu à un arbre », ou soit absous de la non-observance au prix d’un lavage de mains dans le sang d’une génisse. Le pire qui pouvait arriver au pécheur était qu’il soit « le plus petit au royaume des cieux » ; et ce à quoi l’obéissant pouvait s’attendre le plus était d’être « appelé grand au royaume des cieux ».
Le jeune Galiléen n’enseigna jamais la servilité, seulement une humilité intérieure, et il fut invariablement et constamment méprisant dans une seule direction : son attaque envers les pharisiens.
Le nom, pharisiens, dénotait qu’ils « restaient à l’écart des personnes et des choses impures ». L’Encyclopaedia Juive dit : « Seulement quant aux relations avec la populace impure et sale, Jésus différa grandement des pharisiens ». L’écho pourrait répondre : « Seulement ! » C’était bien sûr le grand clivage, entre l’idée de la divinité tribale et l’idée du Dieu universel ; entre la doctrine de la haine et l’enseignement de l’amour. Le défi était clair et les pharisiens l’acceptèrent immédiatement. Ils commencèrent à garnir leurs pièges, de la manière exacte décrite par Jérémie longtemps auparavant : « Tous mes familiers guettaient ma faiblesse, se disant, D’aventure il se laissera entraîner, et nous aurons l’avantage sur lui, et nous vengerons de lui ».
Les pharisiens l’observaient et demandèrent : « Pourquoi votre Maître mange-t-il avec des publicains et des pécheurs ? » (une infraction pénale sous leur Loi). Il leur était autant supérieur en débat qu’en l’art d’échapper à leurs pièges appâtés, et répondit, promptement mais avec calme : « Ce n’est pas ceux qui sont en bonne santé qui ont besoin d’un médecin, mais les malades… Je ne suis pas venu appeler les justes à la repentance, mais les pécheurs ».
Ils le suivirent plus loin et virent ses disciples en train d’égrener des épis de maïs pour les manger pendant le Sabbat (une autre infraction sous la Loi) : « Vois, tes disciples font ce qu’il est illégal de faire le jour du Sabbat ».
Ils le poursuivaient avec de telles interrogations, toujours en rapport au rite, et jamais à la foi ou à la conduite ; « pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens, car ils ne se lavent pas les mains quand ils mangent du pain ? », « Hypocrites, Isaïe a bien prophétisé sur vous, quand il a dit : Ce peuple s’approche de moi par la parole et m’honore des lèvres ; mais son cœur est éloigné de moi. C’est en vain qu’ils me vénèrent, en enseignant des préceptes qui sont des commandements d’hommes.»
C’était le mensonge absolu : la Loi, accusait-il, n’était pas la loi de Dieu mais la loi des Lévites et des pharisiens : « des commandements d’hommes » !
À partir de cet instant, il ne put y avoir aucun compromis, car Jésus se détourna des pharisiens et « appela la multitude, et leur dit : Écoutez, et comprenez : Ce n’est pas ce qui entre dans sa bouche qui souille l’homme, mais ce qui sort de la bouche, cela souille l’homme ».
Par ces paroles, Jésus jetait le dédain public sur l’une des prérogatives des prêtres les plus jalousement gardées, impliquant la grande masse des lois alimentaires avec le rituel entier du massacre, de l’exsanguination, du rejet de « ce qui meurt de lui-même », et ainsi de suite. Tout ceci était sans nul doute un « commandement de l’homme », bien qu’attribué à Moïse, et la stricte observance de ce rituel alimentaire était considérée comme étant de la plus haute importance par les pharisiens ; Ézéchiel (le lecteur s’en souviendra) recevant l’ordre du Seigneur de manger des excréments « pour expier les iniquités du peuple », avait plaidé son observance inébranlable des lois alimentaires et avait vu son supplice quelque peu adouci pour cette raison. Même les disciples étaient, apparemment, tellement sous l’influence de cette tradition alimentaire qu’ils ne purent comprendre comment « ce qui sort de la bouche » pouvait souiller un homme, plutôt que ce qui y entrait, et demandèrent une explication, remarquant que les pharisiens « étaient offensés, après avoir entendu ce dicton ».
La simple vérité que Jésus leur donna alors fut une abominable hérésie pour les pharisiens : « Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre par la bouche va dans le ventre, et est rejeté dans les lieux secrets ? Mais ces choses qui sortent de la bouche proviennent du cœur ; et elles souillent l’homme. Car du cœur sortent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, la fornication, les vols, le faux témoignage, les blasphèmes : ce sont les choses qui souillent un homme ; mais manger les mains sales ne souille pas un homme ».
Cette dernière remarque était une autre infraction pénale sous la Loi, et les pharisiens commencèrent à se rassembler pour la mise à mort. Ils préparèrent les fameuses questions pièges : « Alors les pharisiens allèrent se consulter sur les moyens de surprendre Jésus par ses propres paroles. » Les deux questions-clés étaient : « À qui devons-nous payer le tribut ? » et « Qui donc est mon prochain ? » Une mauvaise réponse à la première le livrerait au châtiment du souverain étranger, Rome. Une mauvaise réponse à la seconde permettrait aux pharisiens de le dénoncer au souverain étranger comme contrevenant à leur propre Loi, et d’exiger son châtiment.
Ceci est la méthode décrite antérieurement par Jérémie et toujours en usage aujourd’hui, au XXe siècle. Tous ceux qui ont eu affaire à un débat public de nos jours connaissent la question piège, préparée soigneusement à l’avance, et la difficulté d’y répondre sur l’impulsion du moment. Des méthodes diverses pour éviter le piège sont connues des débatteurs professionnels (par exemple, dire : « pas de commentaires », ou répondre par une autre question). Donner une réponse complète au lieu d’avoir recours à de telles dérobades, et en faisant cela éviter le piège de l’incrimination et pourtant maintenir le principe en jeu, est une des choses les plus difficiles connues de l’homme. Cela exige les qualités les plus hautes de vivacité d’esprit, de présence d’esprit et de clarté de pensée. Les réponses données par Jésus à ces deux questions restent pour toujours des modèles, que l’homme mortel ne peut qu’espérer imiter.
« Dis-nous donc, Que penses-tu ? Est-il légal de payer tribut à César, ou non ? (on peut presque entendre le ton affable de cette honnête question). « Mais Jésus perçut leur méchanceté et dit : Pourquoi me tentez-vous, hypocrites ?… Rendez à César ce qui appartient à César ; et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Quand ils entendirent ces mots, ils furent étonnés, le quittèrent et reprirent leur chemin ».
À la seconde occasion, « un certain homme de loi se leva et le tenta, en disant : que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle ? » Dans sa réponse, Jésus écarta à nouveau l’énorme masse de la Loi lévitique et répéta les deux choses essentielles : « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur… et ton prochain comme toi-même ». Alors vint le piège : « Et qui est mon prochain ? »
Quel homme mortel aurait-il donné la réponse que Jésus donna ? Nul doute qu’un homme mortel, sachant comme Jésus que sa vie était en jeu, aurait dit ce qu’il croyait, car les martyres ne sont en aucune façon rares. Mais Jésus fit beaucoup plus que cela : il désarma son interrogateur comme un épéiste accompli qui, sans effort, envoie la rapière de son adversaire tournoyer dans les airs. On était en train de l’attirer afin qu’il se déclare ouvertement -qu’il dise que « les païens » étaient aussi des « prochains » et donc qu’il se rende coupable de transgresser la Loi. À vrai dire, il répondit dans ce sens, mais d’une manière telle que l’interrogateur fut défait ; rarement un juriste ne fut aussi confondu.
L’enseignement lévitique-pharisaïque était que seuls les Judéens étaient des « prochains », et de tous les païens exclus, ils abhorraient particulièrement les Samaritains (pour les raisons indiquées plus tôt). Le simple contact d’un Samaritain était une souillure, et une « transgression » majeure (cela continue à être vrai à ce jour). Le but de la question posée était d’entraîner Jésus à faire une déclaration qui le qualifierait pour le Bannissement majeur ; en choisissant, entre tous les peuples, les Samaritains pour réponse, il fit preuve d’une audace ¬ou d’un génie -qui était plus qu’humain :
Il dit qu’un certain homme tomba aux mains de voleurs et fut laissé pour mort. Vint alors « un prêtre » et « ensuite un Lévite » qui ¬reproche habituel cinglant envers ceux qui cherchaient l’occasion pour le mettre à mort -« passèrent de l’autre côté ». En dernier, vint « un certain Samaritain » qui banda les blessures de l’homme, l’amena dans une auberge, et paya pour ses soins : « maintenant lequel de ces trois, pensez-vous, était-il le prochain de celui qui tomba aux mains des voleurs ? »
Le juriste, coincé, ne put se résoudre à prononcer le nom avilissant « Samaritain » ; il dit : « Celui qui lui montra de la pitié », et de ce fait se joignit (comme il le réalisa probablement trop tard) à la condamnation de ceux pour lesquels il parlait, tels que « le prêtre » et « le Lévite ». « Alors Jésus lui dit : Va, et agis de même ». Par ces quelques mots, et sans allusion directe, il fit détruire à son interrogateur, de sa propre bouche, l’entière hérésie raciale sur laquelle la Loi avait été fondée.
Critique judaïste modéré, M. Montefiore s’est plaint que Jésus ait fait une exception à cette règle d’ « aime tes ennemis » ; il n’eut jamais une bonne parole pour les pharisiens.
Les experts pourraient débattre sur ce point. Jésus savait qu’ils le tueraient, lui ou tout homme qui les démasquerait. Il est vrai qu’il mettait particulièrement en cause les pharisiens, ainsi que les scribes, et voyait clairement en eux la secte responsable de la perversion de la Loi, si bien que toute la littérature de la dénonciation ne contient rien de comparable à cela :
« Malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites ! Car vous fermez aux hommes le royaume des cieux ; vous n’y entrez pas vous-mêmes, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui veulent entrer… vous parcourez la mer et la terre pour faire un prosélyte, et quand il l’est devenu, vous en faites deux fois plus que vous un fils de l’enfer… vous payez la dîme de la menthe, de l’anis et du cumin, et vous laissez ce qui est plus important dans la loi, la justice, la miséricorde et la foi… vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, mais au-dedans ils sont pleins de rapines et d’excès… vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au-dehors, et qui, au-dedans, sont pleins d’ossements de morts et de toutes sortes d’impuretés… vous construisez les tombeaux des prophètes et ornez les sépulcres des justes, et vous dites : si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour répandre le sang des prophètes. Vous témoignez ainsi contre vous-mêmes que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes. Comblez donc la mesure de vos pères. Serpents, race de vipères… »
Certains critiques déclarent trouver ces quatre derniers mots étonnamment durs. Toutefois, si on les lit dans le contexte des trois phrases qui les précèdent, on peut y voir une allusion explicite à la fin prochaine d’un homme, un homme sur le point de mourir, qui lança cette allusion à ceux qui allaient le mettre à mort -et à un tel moment, aucun mot ne pourrait être assez dur. (Toutefois, même le reproche implacable : « Comblez donc la mesure de vos pères » eut une suite plus tard : « Père, pardonne-leur ; car ils ne savent pas ce qu’ils font ».)
La fin approchait. Les « archiprêtres, et les scribes, et les sages » (le Sanhédrin) se rencontrèrent sous l’autorité du Grand prêtre Caïphe pour prendre des mesures contre l’homme qui contestait leur autorité et leur Loi. Seul Judéen parmi les disciples galiléens, Judas Iscariote mena la « foule nombreuse avec des épées et des bâtons » envoyés par les « archiprêtres et les sages du peuple » au jardin de Gethsémani, et identifia l’homme qu’ils cherchaient par le baiser de la mort.
Ce Judas mérite un coup d’œil au passage. Il fut par deux fois canonisé au XXe siècle, une fois en Russie après la révolution bolcheviste, et ensuite en Allemagne après la défaite d’Hitler, et ces deux épisodes indiquèrent que la secte qui était plus puissante que Rome à Jérusalem au début de notre ère, était une fois de plus suprêmement puissante en Occident au XXe siècle.
D’après saint Matthieu, Judas se pendit plus tard, et s’il choisit ainsi la forme de mort « maudite de Dieu », on peut supposer que son acte ne lui apporta aucun bonheur. Pour les historiens sionistes de l’école du Dr Kastein, Judas est un personnage sympathique ; le Dr Kastein explique que c’était un homme bon qui fut déçu par Jésus, et donc, « rompit secrètement » avec lui (il n’y a que dans la littérature sioniste qu’on pourrait trouver des mots tels que « rompit secrètement »).
Les pharisiens, qui contrôlaient le Sanhédrin, jugèrent Jésus d’abord, devant ce que l’on appellerait aujourd’hui « une cour juive ». Peut-être « une cour populaire » serait-elle une description plus exacte dans l’idiome actuel, car il fut « mouchardé » par un informateur, saisi par une foule, hélé devant un tribunal sans autorité légitime, et condamné à mort après que des faux témoins eurent soutenu des accusations inventées de toutes pièces.
Toutefois, les « sages » qui à partir de là prirent les événements en main de la manière exacte dont les « conseillers » de notre époque contrôlent les événements, imaginèrent l’accusation qui méritait la peine de mort sous leur « Loi », ainsi que sous la loi du dirigeant romain. Sous « la Loi mosaïque », Jésus avait commis un blasphème en déclarant être le Messie ; sous la loi romaine, il avait commis une trahison en déclarant être le roi des juifs.
Le gouverneur romain, Pilate, tenta plusieurs moyens pour éviter d’accéder à la demande de ces « sages » impérieux, demande qui était que l’homme soit mis à mort.
Ce Pilate était le prototype de l’homme politique britannique et américain du XXe siècle. En dernier ressort, il craignait plus que tout le pouvoir de la secte. Sa femme le pressa de refuser de prendre part à cette affaire. Il tenta, à la manière des politiques, de repasser la responsabilité à un autre, Hérode Antipas, dont la tétrarchie incluait la Galilée ; Hérode la lui renvoya. Pilate essaya ensuite de faire en sorte que Jésus en soit quitte pour une flagellation, mais les pharisiens exigeaient la mort et menacèrent de dénoncer Pilate à Rome : « Tu n’es pas l’ami de César ».
Ce fut la menace à laquelle Pilate céda, exactement comme les gouverneurs britanniques, les uns après les autres, et les représentants des Nations unies, les uns après les autres, cédèrent au XXe siècle à la menace qu’ ils seraient diffamés à Londres ou à New York. Manifestement, Pilate, comme ces hommes dix-neuf siècles plus tard, savait que son gouvernement d’origine le désavouerait ou le destituerait s’il refusait de faire ce qu’on lui demandait.
La ressemblance entre Pilate et certains gouverneurs britanniques de la période de l’entre-deux guerres est forte (et au moins un de ces hommes le savait, car il raconte que quand il téléphona à un puissant rabbin sioniste de New York, il demanda en plaisantant que le Grand prêtre Caïphe soit informé que Ponce Pilate était en ligne).
Pilate fit encore une tentative pour que l’acte en question soit accompli par d’autres mains : « Prenez-le, vous, et jugez-le selon votre loi ». Cela fut déjoué avec l’aisance due à une longue expérience : « il ne nous est pas permis de mettre quiconque à mort ».
Après cela, il tenta même de sauver Jésus en donnant « au peuple » le choix entre gracier Jésus ou Barabbas, l’assassin et brigand. Sans doute Pilate avait-il peu d’espoir de ce côté-là, car « le peuple » et « la foule » sont synonymes, et justice et miséricorde ne sont encore jamais venues d’une foule, comme Pilate devait le savoir ; le rôle de la foule est toujours de faire la volonté des sectes puissantes. Ainsi, « les archiprêtres et les sages persuadèrent la foule qu’ils devaient demander la grâce de Barabbas et la destruction de Jésus ».
Dans cette persuasion de la multitude, la secte est toujours aussi puissante de nos jours.
Plus le temps passe, plus les couleurs de cette scène finale unique flamboient. La robe écarlate, le faux sceptre, la couronne d’épines et le simulacre moqueur des hommages ; seuls des esprits pharisaïques auraient pu imaginer cette parodie de rituel qui de nos jours renforce tant l’impact de la victoire de la victime. Le chemin du Calvaire, la crucifixion entre les deux voleurs : Rome, ce jour-là, fit la volonté des pharisiens, comme la Perse, cinq cents ans plus tôt, avait fait celle des Lévites.
Ces pharisiens avaient appris au peuple de Judée à attendre un Messie, et ensuite avaient crucifié le premier prétendant. Cela signifiait que le Messie était encore à venir. Selon les pharisiens, le roi davidique devait encore apparaître et prétendre à son empire mondial, et c’est toujours le cas aujourd’hui.
Le Dr Kastein, dans son étude du judaïsme depuis son début, consacre un chapitre à la vie de Jésus. Après avoir expliqué que Jésus était un raté, il écarte l’épisode par ces mots caractéristiques : « Sa vie et sa mort sont notre affaire ». 


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